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Photo Anne Marie Agilé Gbindoun

Photo par Franziska Werren

 

 

Pour que la « petite graine de la compassion »,
naturelle et essentielle, puisse germer et croître en lui, cet être ne demande qu’un environnement adéquat.

Le XIVe dalaï-lama

 

Qui suis-je ?

Cette question existentielle, quasiment obsessionnelle dans l’œuvre d’Agilé Gbindoun, nous concerne tous ; elle suscite immédiatement une réaction d’empathie et, paradoxalement, d’anonymat, pour ce qu’elle efface les délimitations individuelles. Et si Agilé a choisi la peinture, c’est justement parce qu’il s’agit d’une expression beaucoup plus affranchie que le langage verbal du découpage objectif, plus appropriée par conséquent à notre réalité vécue, matérielle et spirituelle.

Nous sommes trop dépendants du vocabulaire, au point de ne prendre en compte que ce qui est validé par les mots. « L’homme parle trop, il devrait dessiner davantage », disait Goethe –notons que, en application de la parole biblique « … et le Verbe s’est fait chair », Agilé Gbindoun convertit volontiers des inscriptions sur ses tissus en effusions graphiques qui les rendent dès lors illisibles. Le fait est que la peinture, dans les meilleurs des cas, réactive ce qui se passe au cœur de la perception, à savoir les états diffus, les ambiances indistinctes, les glissements de l’attention à la rêverie, du présent à la réminiscence, de l’actuel au virtuel.

C’est donc à moi personnellement qu’Agilé repose la question par le fait de la peindre : qui suis-je ? Et déjà, où suis-je, où me situé-je en tant que personne? Dans le cœur, ce muscle sanguinolent ? Dans le cerveau, cette masse gélatineuse ? Dans le corps, ongles et cheveux compris ? Ou faut-il se rabattre avec les psychanalystes sur la définition que les Italiens donnent du macaroni : un trou avec de la pâte autour ? Le Moi m’as-tu-vu, l’âme des croyants, le Je-est-un autre des cultivés, ne sont jamais que des constructions imaginaires qui diffèrent l’insoutenable révélation du « lointain intérieur ».

Agilé, elle, s’y risque, à la faveur d’une sorte de va-et-vient métaphysique, optiquement déjà, en nous annonçant des ensembles formels relativement prégnants, mais qui, au fur et à mesure que nous nous rapprochons, se dissipent en particules fines et en espaces homogènes englobants ; sensuellement, par un va-et-vient entre des stimuli visuels, rythmiques, acoustiques, tactiles, et des papillotements qu’on pourrait qualifier de gustatifs ; mélodiquement, par une anamnèse qui nous conduit des espaces quantiques à ce qui pourrait être le champ visuel d’un nouveau-né ; philosophiquement, par une oscillation entre les deux infinis, cosmique et mental…

Sans doute ses vicissitudes biographiques, le porte-à-faux entre deux cultures, le traumatisme de l’émigration, l’ont-ils prédisposée à une telle labilité existentielle, ainsi qu’à une intelligence visuelle qui déroge opportunément à notre logocentrisme pathologique.

Michel Thévoz