Qui veut décrire les tableaux d’Anne-Marie Gbindoun s’expose à une sorte de saut à l’élastique, tant il est vrai que chacun de ces tableaux, comme leur ensemble échappent aux descriptions cohérentes et ordonnées d’une œuvres d’art. Dans celle d’Anne-Marie, les couleurs et les éléments formels capturent votre regard tout en s’y dérobant. Cela produit un curieux effet mêlé de fascination et de distanciation. Non pas que la peinture s’efface et disparaisse, comme c’est le cas de ces fresques pariétales dans les sous-sols de Rome au moment où on les expose aux effluves d’oxygène. Ici, tout demeure sous vos yeux. C’est leur apparence qui ne cesse de se modifier. La surface de la toile danse et miroite en un mouvement continu, et pas seulement sur les quelques peintures exécutées sur des tôles ondulées.
Vous croyez par exemple avoir saisi une silhouette, voilà̀ qu’elle se transforme, devient visage puis multitude de visages, grouillement de formes abstraites, dédale piranésien une force expressive intense se dégage de ces semblants d’anamorphoses en trompe-l’œil.
Certes, direz-vous, son œuvre s’inscrit dans le courant de visiblement l’expressionnisme abstrait. Et vous croirez tenir une piste. Violence des couleurs, contrastes brutaux à la Kirchner, répétitions obsédantes des motifs, escalade de l’intensité́ colorée vers la clarté et les blancs immaculés, puis atomisation des pigments sur toute la surface de la toile. Les procédés techniques sont d’une grande diversité : travail au pinceau ou à son manche, à la truelle ou à la spatule. dripping fougueux à la Pollock, gestes amples et spontanés à la Basquiat. A quoi s’ajoute le travail en profondeur du matériau, les reliefs au papier de riz, les percées au couteau qui ajourent certaines toiles et rappellent les déchirements thématiques suggérés par l’ensemble de l’œuvre.
Mais par endroits, la lumière se fait plus douce. Voilà qu’elle irise soudain ces formes fuyantes. Ce sont des mosaïques d’à-plats colorés à la Klee, jaillis du clair-obscur et des ressassements obsédants. Tout se met à pétiller en une joyeuse incandescence. Un paradoxe vous saute alors au visage : ce que vous êtes en train de contempler est une tragédie qui jubile… Le sentiment d’étrangeté qui s’empare alors de vous rappelle la curieuse allégresse qui se dégage des chairs sanguinolentes ou déliquescentes de Francis Bacon. Par exemple ces six toiles au petit format, double triptyque aux couleurs lumineuses, semblent autant de fenêtres découpant un paysage plutôt gai, presque translucide. « Le pays d’où je viens, dit Anne-Marie est celui où un enfant part dans tous les sens et se déchire en mille morceaux ». Mais l’incandescente latérite des paysages béninois n’en garde pas moins sa puissance esthétique.
Ces trois dernières années, la création d’Anne-Marie Gbindoun semble vouloir renouer avec le paysage du drame, davantage qu’avec le drame lui-même, qui n’est plus que prétexte à peindre. Place aux couleurs plus claires et à leurs effervescences. Pour notre plus grande joie.
A quand son Broadway Boogie Woogie, façon Cotonou ?
Gérard Salem
Anne-Marie Gbindoun, 16 février 2013 – Galerie Edouard Roch & Espace Endives, Ballens-sur-Morges