Œuvres 2023 : « Qui suis-je ? »

Qui suis-je ?

Cette question existentielle, quasiment obsessionnelle dans l’œuvre d’Agilé Gbindoun, nous concerne tous ; elle suscite immédiatement une réaction d’empathie et, paradoxalement, d’anonymat, pour ce qu’elle efface les délimitations individuelles. Et si Agilé a choisi la peinture, c’est justement parce qu’il s’agit d’une expression beaucoup plus affranchie que le langage verbal du découpage objectif, plus appropriée par conséquent à notre réalité vécue, matérielle et spirituelle.

Nous sommes trop dépendants du vocabulaire, au point de ne prendre en compte que ce qui est validé par les mots. « L’homme parle trop, il devrait dessiner davantage », disait Goethe –notons que, en application de la parole biblique « … et le Verbe s’est fait chair », Agilé Gbindoun convertit volontiers des inscriptions sur ses tissus en effusions graphiques qui les rendent dès lors illisibles. Le fait est que la peinture, dans les meilleurs des cas, réactive ce qui se passe au cœur de la perception, à savoir les états diffus, les ambiances indistinctes, les glissements de l’attention à la rêverie, du présent à la réminiscence, de l’actuel au virtuel.

C’est donc à moi personnellement qu’Agilé repose la question par le fait de la peindre : qui suis-je ? Et déjà, où suis-je, où me situé-je en tant que personne? Dans le cœur, ce muscle sanguinolent ? Dans le cerveau, cette masse gélatineuse ? Dans le corps, ongles et cheveux compris ? Ou faut-il se rabattre avec les psychanalystes sur la définition que les Italiens donnent du macaroni : un trou avec de la pâte autour ? Le Moi m’as-tu-vu, l’âme des croyants, le Je-est-un autre des cultivés, ne sont jamais que des constructions imaginaires qui diffèrent l’insoutenable révélation du « lointain intérieur ».

Agilé, elle, s’y risque, à la faveur d’une sorte de va-et-vient métaphysique, optiquement déjà, en nous annonçant des ensembles formels relativement prégnants, mais qui, au fur et à mesure que nous nous rapprochons, se dissipent en particules fines et en espaces homogènes englobants ; sensuellement, par un va-et-vient entre des stimuli visuels, rythmiques, acoustiques, tactiles, et des papillotements qu’on pourrait qualifier de gustatifs ; mélodiquement, par une anamnèse qui nous conduit des espaces quantiques à ce qui pourrait être le champ visuel d’un nouveau-né ; philosophiquement, par une oscillation entre les deux infinis, cosmique et mental…

Sans doute ses vicissitudes biographiques, le porte-à-faux entre deux cultures, le traumatisme de l’émigration, l’ont-ils prédisposée à une telle labilité existentielle, ainsi qu’à une intelligence visuelle qui déroge opportunément à notre logocentrisme pathologique.

Michel Thévoz


Entretien avec Indira Lebrin

Agilé Gbindoun le 23 juillet 202

Voici le texte de mes entretiens avec Indira Lebrin pendant son séjour à Lausanne en juillet 2023.

 

QUI SUIS-JE ?

Accoucher de soi, être au Monde, à chaque fois que le geste s’empare du corps et crée une œuvre.

En cela ma rencontre avec le docteur Gérard Salem a été salvatrice.

 

QUI SUIS-JE ?

Une gestation de quinze ans a été nécessaire pendant laquelle j’ai collectionné des poupées.

Signe du destin, les dernières que j’ai trouvées sont des poupées en plastique, une Alice aux Pays des Merveilles d’un artiste africain.

La poupée tient un lapin sous son bras, et elle est fabriquée en Afrique.

Le projet devient pressant, il fallait que cela sorte de moi.

Le manque de sommeil n’est pas négatif, la Nuit tout est calme par rapport au jour et là, j’accouche des idées.

Rassembler les poupées en faire un montage, les fils barbelés symbolisent un espace clos, la grande douleur, la chair qui se déchire si on cherche à fuir.

Le fil barbelé était aussi le Cordon Ombilical.

C’est la vision d’une enfance avec sa déchirure en mille morceaux, couper membre après membre, chair après chair, cela prend tout son temps.

Pour la peinture, les écritures, les scarifications, habituellement je travaille sans être consciente de mes gestes,

Je suis dans une transe, ici tout à l’inverse, pour les poupées, il faut être présente et en éveil pour ne pas se blesser quand on travaille le fil barbelé, quand on le coupe.

C’est comme un Exorcisme.

 

Être enfin là en faisant face à ce : QUI SUIS-JE ?

Avec les poupées, j’ai voulu raconter l’histoire de l’enfance sacrifiée afin d’aider les enfants massacrés par la vie sans protection, on peut y perdre la tête.

Les poupées dans les boites racontent l’enfermement, les poupées sont aveugles, dans une nuit perpétuelle.

La présence des jouets de l’enfance dans la boite du peintre, pour raconter l’enfance cela va passer par la peinture, par l’expression artistique.

Pinocchio est là porteur du symbole de la marionnette entre les mains des bourreaux, pour se métamorphoser en un être de chair.

 

QUI SUIS-JE ?

Tout est là dans les poupées, qu’elles soient blanches, noires, jaune ou bleu, c’est une histoire universelle de l’enfance qui fabrique des adultes en état de sidération.

Lorsque l’œuvre se termine, la sensation qui domine, c’est le soulagement, l’apaisement, et là, je peux méditer.

 

QUI SUIS-JE ?

Pour le savoir laissons « parler » les œuvres, je ne suis pas douée pour l’écriture.

 

Agilé et Indira Lebrin