Peintures 2006

Les extractions d’Anne-Marie Gbindoun

Il est plusieurs façons de peindre. D’aucuns projettent sur la toile Ieur perception du monde, en « ajoutant » cette perception à la toile. D’autres composent avec le vide inhérent à la toile, se fraient une place en son cœur translucide. D’autres enfin s’acharnent sur ce vide, le sarclent, le piochent et le bêchent, pour en extraire d’improbables moelles. Anne-Marie Gbindoun appartient à cette espèce d’extracteurs, hantés par la ruée sur le vide.

 

Elle « flaire » d’abord le matériau avec lequel va s’élaborer le projet qui la tourmente. C’est une espèce d’instinct aveugle qui la guide. La voilà̀ qui palpe ce support, le pétrit, le hume comme un fauve hume l’herbe ardente de la savane. Sous la pulpe de ses longs doigts, sous ses paumes hésitantes, elle explore la toile tendue, le papier kraft, la colle séchée, ou ces grumeaux de plâtre qui boursouflent certaines de ses toiles. Puis elle s’en éloigne, médite, s’abîme dans l’étrange torpeur propre aux visionnaires. Et brusquement, elle se jette sur ses pigments, ses pinceaux, ses écuelles, empoigne une palette chatoyante de couleurs. C’est qu’elle cherche l’instrument idéal, à la manière d’un chirurgien, mieux, d’un obstétricien précipité dans l’urgence. C’est l’instant clef, l’acmé́ de l’attente anxieuse : une seule question se pose, comment ne pas « peindre sur la toile », au nom du Ciel, mais y faire surgir masques, silhouettes et face à face décisifs, enfouis au cœur du matériau initial ?

 

Il est donc évident qu’Anne-Marie Gbindoun ne peint pas. Elle extrait. Quoi ? Du minerai, de la texture, des formes, des couleurs, des visages en fractals, des scènes cachées au sein des labyrinthes creusés par son trait fougueux et tout cela raconte mille et une histoires, chère Shéhérazade. Ses gestes somnambuliques ressemblent aux paroles des griots, à la danse des derviches tourneurs, aux mouvements de poignet d’obscurs calligraphes du Sichuan, à la pensée qui va aussi vite qu’une Upanishad, C’est une spécialiste du vide, de ses turgescences.

 

S’il vous prend, un de ces quatre, d’aller présenter vos hommages aux derniers « bébés » d’Anne-Marie Gbindoun, en son logis lausannois, vous trébucherez d’abord sur les toiles achevées ou en cours de réalisation, couchées à même le sol, appuyées contre un mur, débordant dans la cuisine ou la chambre à coucher, avant de déboucher sur l’atelier sacré, étrange estuaire couvert de draps de plastique et habité d’idées folles. Et c’est de plein fouet que vous recevrez chaque esquisse, chaque work in progress, comme une gifle. Et vous vous souviendrez alors de Persée, au bouclier miroir, en comprenant trop tard que vous auriez dû approcher cette œuvre comme lui, à la manière des écrevisses d’Apollinaire, à reculons, à reculons. En vous plaçant du point de vue du vide.

 

Gérard Salem, juin 06