Oeuvres 2015

Technique mixte, huile et pigments sur toile

Les mille visages d’Anne-Marie Gbindoun

Le premier vertige, lorsque vous contemplez une toile d’Anne-Marie Gbindoun, vous l’attribuez d’abord au mouvement tourbillonnant du pinceau. Vous avez en effet été́ impressionnés par sa technique si maîtrisée, et vous tentez de décrire le mieux possible ce qui se passe entre cette toile et vous. Vous vous dites que ce tournis est dû à la cadence impétueuse de son trait, au rythme violent des couleurs, aux aplats hachurés – qui rappellent ceux van Gogh, peintre qu’elle vénère depuis son adolescence parisienne.

Mais bientôt, alors que votre regard s’attarde un peu, un autre phénomène se produit dans vos yeux, dans votre cerveau, dans vos moelles. Voilà que surgissent de partout, de nulle part, mille et un visages qui étaient là, enfouis dans l’huile, l’encre, ou l’acrylique. Ils se dérobaient d’abord à la vue, et maintenant ils luisent doucement dans le clair-obscur. Ce n’est plus seulement un tournis : vous êtes comme capturés par cette fracture comminutive des images, par ce dévoilement infini, par ces anamorphoses.

Ici, une sarabande hypnotique dans la poussière de Cotonou. Là, des corps qui se condensent au faîte d’une éruption volcanique. Et voici la porte rouge, avec ses fantômes en attente. Ou cet enfant qui pleure, ces femmes bleues en palabre. Même le saisissant autoportrait de Suite de promenade dans la ville est pétri de mille visages. Comme si le peintre avait cherché à saisir en même temps toutes les expressions possibles des muscles faciaux. Partout, partout des têtes, des figures, des silhouettes, des visages. Les uns sont taillés à la serpe, les autres empâtés, tous se fondent dans le nexus ardent des couleurs. Ils sont là à vous scruter, à vous reluquer, à vous toiser, à vous supplier …

Vous pensiez regarder une toile d’Anne-Marie Gbindoun, et vous vous apercevez qu’elle vous regarde aussi. Emmanuel Lévinas dit que c’est par le visage que l’on se révèle le plus. La peinture d’Anne-Marie Gbindoun, elle, nous offre un miroir démultiplié.

Les carnets, eux, procèdent de façon inverse. Au lieu de dévoiler, ils dérobent. Ecriture sans mots, biffures, ratures, linéaments rythmés : ce sont de longues prières silencieuses, à l’encre de Chine, un poème chanté en soi, une histoire secrète qui déroule son fil à I’infini.

Gérard Salem, essayiste et médecin-psychiatre lausannois