Oeuvres 2021-2022

Dans de beaux draps

Église St-François Lausanne

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Vivants suaires

Depuis l’Antiquité, et surtout depuis la Renaissance, les artistes dits improprement « plastiques » s’en tiennent aux données visuelles, ils gardent la distance, ils se satisfont des silhouettes, des périphéries, des ombres et des lumières, ils « photographient » à proprement parler. De Phidias à Andy Warhol, la contrepartie du génie artistique occidental, c’est le refoulement des sensations tactiles, olfactives, gustatives, proprioceptives, qui interviennent pourtant prioritairement dans notre expérience. Il est significatif que la toile dont le peintre doit bien se servir soit immaculée, plane, tendue orthogonalement sur un châssis, dématérialisée en tant qu’écran de projection – ce même tissu souple et polymorphe avec lequel, de notre naissance à notre mort, de l’emmaillotement au linceul, en passant par les vêtements et la literie, nous entretenons pourtant un contact intime et plutôt jouissif.

On peut dire à cet égard qu’Anne-Marie Agile Gbindoun retourne aux fondamentaux. Certes, ses calicots sont faits pour être vus ; mais, déjà, ils sont en libre suspension, ils gardent les plis et le « tombé » d’un vêtement ; et surtout, ils court-circuitent la distance de vision, ils opèrent par empathie corporelle, ils réactivent l’indissociation des deux tissus, enveloppant et épidermique, ils communiquent les frissons, les échauffements, les sécrétions, les chatouillements, les picotements… Voir, c’est aussi voir autre chose que ce qu’on voit, pourrait-on dire en paraphrasant Merleau-Ponty, et c’est ce voir-là qu’Anne-Marie imprime ou dont elle imprègne ses tissus. Si elle invoque incidemment des silhouettes, c’est sur un mode allusif, pour acheminer le regard au corps et à ses intensités. Elle n’entend pas simplement inverser les instances du refoulement, mais activer ce corps vécu qui échappe ordinairement à notre langage figuratif. Notons à ce propos que le pointillisme ou les touches orientées qu’il lui arrive de pratiquer s’avèrent totalement étrangers aux mouvements picturaux néo-impressionnistes qu’on serait tenté d’évoquer de prime abord ; ils ont tout à voir, ou plutôt tout à sentir, avec les affects épidermiques, olfactifs ou papillaires dont nous sommes innervés.

On pense à la légende biblique de Véronique et au voile auquel elle a donné son nom, que, au Golgotha, elle tendit charitablement à Jésus, et que celui-ci lui rendit avec l’image de son visage miraculeusement imprimé. On a toutes les raisons de penser que, le cas échéant, Anne-Marie, en moderne Véronique, se fût volontiers passée du miracle, elle se serait satisfaite du suaire dans sa crudité étymologique, c’est-à-dire du drap imprégné de sueur, de sang et de poussière, elle l’eût considéré comme une effigie plus fidèle que la photographie surnaturelle – d’autant qu’il se fût agi d’une impression directe, qu’en un terme savant on dit achéiropoïète (non faite de main d’homme). Ce n’est pas le cas des véroniques auto-figuratives d’Anne-Marie, il est vrai – encore que, en l’occurrence, la main ait pris des libertés avec l’hégémonie optique, comme elle le précise : « Mes mains vont et viennent sans qu’intervienne la volonté ou la conscience. »

Michel Thévoz, hiver 2022

 


L’écriture du corps

Freud note quelque part que, briser un cristal, c’est un accident regrettable, certes, mais que les lignes de brisure révèlent des structures qui, sinon, seraient restées invisibles. Nous sommes tous sujets à une scission intérieure singulière. Mais c’est peut-être le lot et le privilège des artistes, leur souffrance et/ou leur jouissance, que de pouvoir dessiner, d’une manière ou d’une autre, cette brisure qui est chez eux aggravée.

Chez Anne-Marine Gbindoun, nous n’avons pas affaire à une cassure brutale, mais à une fragmentation douce et diffuse, une sorte d’innervation qui irradie la surface du papier, et qui sollicite notre sensibilité tactile bien plus que notre fonction optique. Certes, comme toute œuvre plastique, ces dessins sont faits pour être vus, mais, curieusement, ils court-circuitent la distance de vision, ils réactivent un registre sensible plus immédiat, plus archaïque, systématiquement refoulé par notre éducation foncièrement onto-photo-théo-logique (un terme crâneur pour caractériser l’idéologie judéo-chrétienne qui tient la manifestation visuelle pour la preuve exclusive de l’Être – croyance illustrée par saint Thomas).

Anne-Marie Agile Gbindoun n’est pas thomiste. Le corps tel qu’elle le blasonne n’a rien à voir avec ce qu’on appelle si bien des académies, ces périphéries pétrifiées qui n’expriment rien du corps intérieur, du corps vécu, du corps proprioceptif. La dessinatrice se livre à une subtile maculature du papier qui le sensibilise à l’instar d’un épiderme. Par exemple, elle exacerbe avec une insistance un peu perverse tout ce à quoi un simple frisson nous conduit intérieurement, physiologiquement aussi bien que mentalement : à la jouissance ou à la souffrance, à l’empathie ou à la répulsion, à la sidération ou à la peur. Bref, elle étale un spectre non pas optique, encore une fois, mais tactile ou libidinal, elle réalise une petite encyclopédie des sensations qui illustre mieux que jamais le fameux aphorisme de Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. »

Michel Thévoz, hiver 2017-2018